La figure de l’Idiot de Dostoïevski: selon le père Claude Rechain, ancien Archiprêtre de Notre Dame de Paris, Jésus signifiait en araméen l’Idiot au sens de celui qui découvre, qui s’émerveille…

L’âne du marché de Bâle – La Croix – Chronique – Véronique Olmi, le 23/05/2022

Relisant L’Idiot de Dostoïevski, je suis happée par un passage qui, lors de mes précédentes lectures, ne m’avait pas interrogée comme il le fait aujourd’hui : lors de sa première visite à la générale Lizaveta Prokofievna et à ses trois filles, le prince Mychkine raconte qu’après avoir souffert de nombreuses crises d’épilepsie qui l’avaient laissé littéralement brisé, il fit un voyage en Allemagne. Là, ses crises passées, il se sentit, dit-il, « d’une tristesse insupportable ». Mais voici ce qui lui arriva par la suite : « Je me suis complétement réveillé de ces ténèbres, je me souviens qu’un soir à Bâle, quand je suis entré en Suisse, c’est le cri d’un âne au marché de la ville qui m’a réveillé. Cet âne, il m’a frappé d’une façon terrible, et, je ne sais pas pourquoi, mais il m’a plu que c’en était extraordinaire, et, en même temps, d’un seul coup, c’est comme si tout s’était éclairci dans ma tête. (…) Depuis, c’est terrible comme j’aime les ânes » (1).

Après avoir lu ce passage je me suis demandé si moi aussi j’avais un âne, autrement dit : est-ce que quelque chose pourrait surgir qui apaiserait mes inquiétudes et tout ce qui peut me rendre par moments triste au point de perdre l’insouciance et le repos ? Dans ces périodes de désarroi, quel signe de vie inattendu et surprenant pourrait me tirer de l’angoisse et me faire goûter à nouveau le sel de la vie… car c’est bien de goût qu’il s’agit, il s’agit de retrouver le goût de vivre, la saveur, le piquant inimitable, l’instant en relief, la poésie nichée là où on ne l’attendait plus, où on ne la comprenait plus peut-être, où on avait oublié à quel point elle est indispensable pour dire et éclairer le monde.

Quand il a entendu le cri de l’âne du marché de Bâle, alors qu’il était épuisé et n’était plus maître ni de ses pensées ni de sa mémoire, le prince Mychkine a entendu bien sûr l’écho en lui de cet appel, une résonance inconsciente, comme une musique lointaine peut parfois nous bouleverser à notre insu. En l’occurrence, le braiment de l’âne est peu agréable à l’oreille, sa mélodie est sincère mais pour le moins dissonante, et évidemment, la générale Lizaveta Prokofievna et ses filles ont ri et se sont moquées de la confidence du prince Mychkine. Il n’est alors à leurs yeux qu’un pitoyable idiot, et c’est bien là le thème du roman : la bonté, l’amour et le pardon sont-ils le signe d’un saint ou d’un arriéré, et que peut bien faire de cet homme-là une société fondée sur l’intérêt, la corruption et l’ambition ?

Mais vraiment : quel était l’âne du prince ? De quoi était-il le symbole ? Était-il l’animal humble et laborieux ? L’humilié qui crie ? Le solitaire qui appelle ? Était-il simple souvenir d’enfance ? Je pleurais, petite, quand mon père me chantait la chanson du Petit âne gris qui a travaillé toute sa vie pour les autres et meurt couché tout seul, au fond d’une étable, en Provence, puis je pleurais adulte, en en chantant la dernière strophe à mes enfants… et nous pleurions à l’unisson !

Dans les chansons, les contes et la mythologie, l’âne est vu différemment, et il est tout autant bête sacrifiée que compagnon de débauche ou, à l’inverse, ami couronné de fleurs. Dans l’Évangile il est celui sur le dos duquel Jésus entre dans Jérusalem le dimanche des Rameaux, accomplissant la prophétie : « Voici que ton roi vient à toi. Il est juste, lui, et protégé de Dieu, il est humble, monté sur un âne et sur un poulain, petit d’une ânesse » (Za 9, 9). Avant lui, Moïse transporta sa femme et ses fils sur un âne, pour leur retour en Égypte. L’humilité des plus grands…

Âne/Âme… Âne/Âme… ces deux mots jumeaux me donnent envie de les fredonner… Peut-être le début d’une danse des claquettes… le début de tous ces mouvements simples et bons : danser, oui, avec ou sans musique, seule ou à plusieurs, décider de danser soudain, suivre un tempo heureux. Retrouver l’envie et l’élan. Tendre son visage au soleil, se baisser pour accueillir un enfant qui court vers vous, serrer un être aimé contre soi. Marcher pieds nus sur les pierres, l’herbe, la terre ou le sable, sentir sa part primitive, sa nature sauvage et déliée. Prendre du temps et le perdre, le sentir couler, et l’habiter tout entier. S’autoriser la joie. Célébrer la vie et l’envie qu’on en a.

Et oser raconter qu’un soir, au marché, le cri d’un âne a changé votre vie, et se moquer d’être incompris. Savoir qu’un jour, quelqu’un comprendra cela. Quelqu’un, que vous ne connaissez peut-être pas, en fera l’inoubliable expérience.

(1) Dostoïevski, L’Idiot, vol.1. Traduction André Markowicz. Actes Sud.