Quel rôle pour les religions face à la guerre selon un spécialiste de l’œcuménisme en Ukraine ?

« Les Églises en Ukraine sont très unies aujourd’hui face à l’injustice de l’attaque russe »

entretien: Pavlo SmytsnyukDirecteur de l’institut d’études œcuméniques de Lviv (Ukraine) – Recueilli par Théo Moy, le 25/02/2022 à 12:14

Depuis les États-Unis où il mène actuellement des recherches, Pavlo Smytsnyuk, le directeur de l’Institut d’études œcuméniques de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, a répondu aux questions de La Croix sur la place des religions dans le conflit actuel. Il souligne qu’une communion semble s’esquisser entre les différentes Églises orthodoxes en Ukraine sur le soutien au pays agressé.

La Croix : Quelle est la place des religions dans ce conflit ?

Pavlo Smytsnyuk : L’Ukraine est un pays très pluraliste du point de vue des religions. Il n’y a pas une seule « grande Église » comme en Pologne ou en Russie, aucune Église n’a la majorité. Les Églises sont ainsi habituées à être minoritaires, à coopérer mais aussi parfois à être en forte tension les unes avec les autres.

Aujourd’hui, pourtant, la guerre semble avoir pour effet de créer une cohésion, une unité. Toutes les Églises du pays paraissent très unies dans leur perception de l’injustice qui est faite à l’Ukraine avec cette attaque russe. Elles sont unies dans la prière, dans leur soutien du peuple qui a peur. J’ai reçu une image de l’archevêque majeur de l’Église grecque catholique qui est allé avec ses paroissiens se réfugier dans la crypte de la cathédrale de Kiev pour se protéger des bombes. C’est une Église en solidarité de fait avec les gens. Toutes ces Églises ont évoqué très récemment le devoir du citoyen de protéger la patrie, même s’il y a des nuances entre elles. Par exemple, les baptistes et évangéliques sont plus pacifistes.

Comment les différentes Églises orthodoxes, en opposition frontale depuis le schisme de 2018, se positionnent-elles aujourd’hui face à l’attaque russe ?

P. S. : Les tensions étaient grandes ces dernières années entre les deux Églises orthodoxes en Ukraine, celle qui fait partie du Patriarcat de Moscou et celle qui a été créée en 2019 sous l’égide du Patriarcat de Constantinople. Cette dernière était très claire dans son opposition patriote à la Russie quand l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou était bien plus neutre sur la question du conflit depuis 2014. Par exemple, en 2015, Onuphre, le métropolite de Kiev, n’a pas voulu rendre hommage aux soldats ukrainiens tués dans le conflit de l’Est. Cette Église a toujours mis un accent fort sur l’unité culturelle et spirituelle avec la Russie. Mais depuis l’attaque russe, il y a un changement radical de position. Le métropolite Onuphre a parlé de l’invasion russe comme d’une « répétition du péché de Caïn qui a tué son propre frère »« Une telle guerre ne peut avoir de justification devant Dieu ni devant les hommes », a-t-il ajouté.

C’est très important parce que Vladimir Poutine, dans son discours du 21 février où il annonçait la reconnaissance des deux républiques séparatistes, a cité parmi les raisons pour lesquelles la Russie devait intervenir en Ukraine qu’« à Kiev le gouvernement ukrainien prépare des représailles contre l’Église orthodoxe du Patriarcat de Moscou ». Le message était clair : la Russie va en Ukraine pour protéger les orthodoxes du Patriarcat de Moscou. Mais deux jours plus tard, cette Église précisément refuse cette protection et défend la souveraineté ukrainienne ! Cela a dû leur coûter un peu, mais l’injustice est tellement évidente pour tout le monde que cette Église, même très liée à la Russie, ne peut plus tenir sa position neutre.

L’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou se démarque ainsi vivement du patriarche Kirill dont elle dépend et qui à Moscou a exhorté les soldats russes à des exploits militaires… Maintenant il faut voir comment ça évoluera. Les tensions entre les Églises orthodoxes peuvent bien sûr rester. La guerre pourrait tout autant rendre la division plus profonde que créer de l’unité. En tous les cas, il sera difficile pour l’Église du Patriarcat de Moscou de maintenir ce discours sur l’unité spirituelle entre Ukraine et Russie. C’est désormais le discours employé par le pouvoir russe pour justifier l’invasion du pays voisin.

Comment les religions peuvent réagir, ailleurs dans le monde ?

P. S. : Elles peuvent faire valoir un fort argument moral pour aider l’Ukraine à se défendre. La force de l’armée russe et celle de l’armée ukrainienne ne sont pas comparables. La Russie a des armes nucléaires, l’expérience de ses guerres en Géorgie, en Syrie… L’Ukraine se sent comme David contre Goliath. On espère un soutien, de la communion, une solidarité des autres pays du monde car on ne pourra pas résister seuls à la Russie. Il faut bien sûr évoquer la question de la non-prolifération nucléaire. L’Ukraine a signé en 1994 le traité de Budapest. Elle a renoncé à son arsenal d’armes nucléaires et a reçu en échange de garanties territoriales. Le Saint-Siège met justement l’accent sur le fait que l’usage de ces armes est immoral, il voulait même l’inscrire dans le catéchisme de l’Église catholique. Le pape François a bien dit que la possession de telles armes était une folie, car elles peuvent détruire l’humanité.

Si on a un cas d’un pays qui refuse ces armes nucléaires, qui ensuite est attaqué mais pour lequel personne ne lève le petit doigt… Les autres pays vont y réfléchir à deux fois avant de s’élancer dans le projet de la non-prolifération. C’est un des sujets sur lesquels les religions peuvent se faire entendre.

Faut-il, comme certains en ont la tentation, assimiler Vladimir Poutine et son armée au mal incarné, au diable ?

P. S. : Au sein de notre institut d’études œcuméniques, on a eu des projets jusqu’à cette année pour étudier le rôle des Églises dans les guerres, aux Balkans, au Liban, en Israël et Palestine, et même en Pologne et en Allemagne. Dans une guerre on essaye toujours de dire qu’on est le bien incarné et que l’autre est le diable. Dans son discours de déclaration de guerre, Vladimir Poutine a repris cette diabolisation en disant que des nazis contrôlaient l’Ukraine, alors que l’extrême droite y est marginale…

Je pense que c’est sa manière de diaboliser, en disant qu’on ne tue pas des Ukrainiens mais des nazis, ce qui est la pire chose qu’on puisse être aux yeux des Russes. Cette question de la diabolisation permet toujours dans les guerres de déshumaniser l’adversaire : si c’est un homme ou un chrétien, tu ne le tues pas, mais si c’est un nazi, bien sûr tu le tues. Du point de vue éthique chacun peut donner sa lecture du conflit. Moi je vois avant tout un énorme pays qui attaque un petit pays qui ne l’a jamais attaqué. La vérité et la justice sont du côté de l’Ukraine, mais il n’y a pas besoin de cette diabolisation.