I/ Comment entrer dans le monde ?

A) La voie par les grandeurs :

Dans le modèle de Boltanski Thévenot des « économies de la grandeur » (1987) le monde est présenté en cités qui se déclinent en mondes si l’on y  intègre les objets.

Dans chaque monde on peut grandir en passant des épreuves. Et la grandeur des uns participe au bien commun de tous, ce qui reprend l’une des caractéristiques des approches de John Rawls.

Nous reprenons dans notre étude ces typologies de grandeur pour analyser ce qui peut être le moteur de l’action des individus. Avec l’hypothèse selon laquelle les individus aspirent à la grandeur, ont une volonté de grandeur.

Bien sûr le monde complexe qui est le nôtre ne se résume pas à ces cités comme le reconnaissent eux même les auteurs.

Les grandeurs revisitées:

1) La grandeur inspirée dans le monde de l’inspiration

La grandeur inspirée serait le propre des artistes (peintres, musiciens, poètes, écrivains…) et aussi des scientifiques.

Les personnes sont plus ou moins grandes  » en tant qu’elles sont susceptibles de connaitre le jaillissement de l’inspiration »

Cette inspiration pouvant relever selon nous de la transcendance.

Dans ce monde ce qui motive les acteurs c’est par conséquent le  » désir de créer « .

Or  le beau révèle  la vérité sous une forme sensible.

La vérité étant ce qui est.

L’action des artistes participe, par conséquent, à ce dévoilement du monde que l’on évoquera plus bas.

2) La grandeur civique

Les personnes muent par cette volonté de grandeur font passer l’intérêt collectif au-dessus de leur intérêt particulier.

Les grands dans ce monde sont les élus, les représentants, les délégués.

La grandeur civique est fondamentale pour instaurer la paix:  » c’est de la mise en œuvre de cette capacité que ces personnes sont libres de cultiver ou de laisser dormir, dont dépend la possibilité d’instaurer une paix juste « 

Pour que puisse s’exprimer la volonté générale, la démocratie constitue ici « l’épreuve modèle ».

3) La grandeur dans le monde domestique

(Entrelacs de relations interpersonnelles)

L’appellation monde domestique peut être ici trompeuse.

Le monde domestique ne se limite pas à la famille mais  » il apparait chaque fois que la recherche de ce qui est juste met l’accent sur les relations personnelles entre les gens. »

Les grands êtres sont ici les parents (le Père, la Mère), les ascendants, le Roi…

Les grands peuvent aussi  être les patrons: l’entreprise, avec son chef, peut en effet  être porteuse d’un esprit maison, hiérarchisé avec une ligne de subordination à respecter.

C’est ainsi par référence  » à la génération, à la tradition et à la hiérarchie qu’un ordre peut être établi entre les êtres de nature domestique. »

4) La grandeur dans le monde industriel

Le monde industriel ne se limite pas non plus à l’entreprise.

L’utilité est ici associée à la « satisfaction des besoins « 

Dans le monde industriel, est grand par conséquent celui qui est efficace, performant, productif.

Ce sont les  actifs occupés qui émergent  ici  avec, hypothèse que nous formulons ici, la figure  symbolique de  l’ingénieur ou du cadre.

Celui qui est en état de grandeur doit ainsi être capable d’assurer « une fonction normale », en s’intégrant dans les « rouages » d’une organisation où sa fiabilité garantira  » des projets réalistes sur l’avenir ».

A l’inverse ceux qui cherchent à atteindre  l’état de grandeur dans le monde industriel sont  ceux qui « ne produisent pas d’utilité »: les improductifs, les inactifs, les chômeurs.

Tous peuvent au contraire être grands par ailleurs dans d’autres mondes comme le monde inspiré ou se révéler dans la voie par l’agapè.

5) La grandeur dans le monde marchand

Dans le monde marchand la motivation des personnes est de posséder.

Chacun désire ici ce que l’autre possède.

Ainsi à l’extrême est grand ici celui qui est millionnaire  et qui  » mène la grande vie « 

Les millionnaires se définissant   par  » leur possession de tout ce que le monde désire « 

 » La vie réelle est, ainsi, ce que  les gens veulent se procurer « 

La motivation des acteurs est leur propre intérêt. Le désir étant dans ce monde de viser le profit.

On pense ici  au désir mimétique analysé par René Girard dans  » les choses cachées depuis la fondation du monde « :

L’Homme veut posséder ce que l’autre possède.

Cela serait propre à l’être humain.

La logique de ce monde marchand peut aboutir à cette recherche effrénée de l’objet et de cette plaie pour la terre qu’est la surconsommation.

Elle aboutit aussi à ce qu’André Orléan nomme  » un capitalisme actionnarial » où la gestion des entreprises est orientée vers la recherche maximum du profit au détriment, s’il le faut,  de l’intérêt des travailleurs.

On pense ici aux procédures de « licenciements boursiers » pour réduire  les coûts dans l’optique de maximiser le profit et donc les dividendes versées aux actionnaires des fonds de pension ou autres fonds d’investissements.

6) la grandeur dans le monde de l’opinion:

Dans le monde de l’opinion, la grandeur de chacun dépend de l’opinion des autres.

La célébrité fait grandeur.

Les êtres du monde de l’opinion sont grands en ce qu’ils se distinguent, sont visibles, célèbres, reconnus, réputés :  » débanalisés « .

Les personnes ici sont mues par « l’amour propre »:

 » Elles ont le même désir d’être reconnues, la passion d’être considérées »

Ce qui compte ici c’est l’influence sur le public.

Il s’agit  » d’attirer, d’alerter, d’entraîner l’adhésion ou un mouvement d’opinion. »

Ou bien encore « d’informer » ou de « séduire ».

(Pour finir sur le monde de l’opinion on retiendra cette citation de Boltanski et Thévenot qui peut s’appliquer ici :  » parler de, citer un nom, publier un livre ou une brochure » sont autant de façons de  » délivrer un message », « d’émettre, de diffuser une information »)

Conclusion I A)

Les grandeurs marchandes et de renom semblent s’être diffusées comme grandeurs de référence.

Mais sont semées d’autres formes d’aspirations vers la grandeur comme la grandeur inspirée ou civique ou la voie par l’agapè.

B) La voie par l’Agapè

Pour entrer dans le monde, à côté  de la voie par les grandeurs une autre voie peut être empruntée, la voie de l’agapè.

Luc Boltanski dans « l’amour et la justice comme compétence » rappelle que ce terme » a une référence d’abord théologique puisqu’il désigne en premier lieu l’amour de Dieu pour les hommes, qui est un don gratuit, et, par conséquent, une relation dirigée de haut en bas (…) (Mais) l’agapè s’applique également  » à l’amour pour les autres personnes humaines, défini comme  » amour du prochain ».

On retrouve ici l’interpellation du Christ: « aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. A ceci, tous reconnaîtront si vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » ( Jean 13,34-35) »

L’agapè est par conséquent l’appel à suivre la voie la plus radicale. : Celle du Christ.

L’agapè est donc  » entièrement construite sur la notion de don »

Mais selon Boltanski « l’agapè ne connait pas les idées détachées  des sens, les idées pures.

Ainsi son amour n’a rien de commun avec l’amour de l’idée d’humanité, un amour de l’humanité en général (..). Elle ne sait être active que suscitée, par la présence de personnes singulières, mais les personnes auxquelles elle s’adresse sont celles qu’elle trouve sur son chemin et dont elle croise le regard. »

Ainsi la notion d’agapè comme le note Jean Brun  » ne s’adresse pas à l’homme en général mais au prochain »

L’agapè représente ainsi la loi nouvelle face à la loi ancienne :  » À la loi ancienne, inscrite dans un code, gravée sur des tables enfermées dans un temple, se substitue la loi nouvelle, inscrite dans le cœur, intériorisée et par là dégagée de tout formalisme  » (L Boltanski)

On retrouve cette démarche oblative chez les Saints mais aussi dans une certaine mesure  chez certains membres de professions tournées vers l’autre comme les médecins, les infirmier(e)s les aides soignant(e)s  les psychologues, les enseignant(e)s, etc.

Dans la phase de Renouveau que nous évoquerons plus bas cette démarche est appelée à transcender tous les états de l’homme et de la femme.

Au modèle de l’individu égoïste, l’homoeconomicus d’Adam Smith, doit donc se substituer le modèle de l’individu altruiste qui peut faire société.

(Guidé par une « main invisible  » selon A Smith la recherche par chacun de son intérêt individuel aboutirait à l’intérêt de tous

Adam Smith a construit sa métaphore de « la main invisible » sur l’exemple du boucher dont l’intérêt est d’avoir des clients et qui pour cela  fera en sorte de vendre de la viande de qualité, ce qui rejoint l’intérêt général des consommateurs…

Ce modèle a inspiré et inspire toujours tout le mainstream libéral.

Mais un contre-exemple parmi d’autres permet de réfuter la thèse d’Adam Smith.

Et ce contre-exemple se situe curieusement dans ce qui s’est passé à la fin du XXème siècle avec « l’épisode » de la vache folle.

Des entrepreneurs de l’industrie agroalimentaire avaient, pour réduire leurs coûts et donc maximiser leurs profits, fait manger des farines animales à des vaches herbivores (s’écartant ainsi de l’ordre de la nature).

Comme on le sait, les vaches tombèrent malades.

Ici  la recherche de l’intérêt particulier à courte vue s’est donc retournée contre ses promoteurs…)

L’intérêt  bien compris de chacun est au fond d’agir en tenant compte de l’intérêt de l’autre.

Le don a donc une vertu réflexive:  » Aimez-vous les uns les autres comme vous vous aimez « 

Pour en revenir à cette modalité alternative d’envisager la vie en société, fondée sur le don,  on peut prolonger le raisonnement et, pour reprendre l’approche de Marcel Mauss , considérer que ce qui peut faire société c’est l’approche en termes de  » don contre don « . Avec cette tryptique: donner-recevoir-rendre.

L Boltanski cite ainsi M Mauss qui » voit l’échange comme une forme de contrat politique » qui, résume L Boltanski  ,      » constitue l’alternative à la violence et à la guerre , sans emprunter comme chez Hobbes , la voie du « contrat classique » et de l’Etat,  » structure de soumission « mais celle d’une relation entre deux termes capable d’organiser la société sous forme solidaire mais seulement sous forme segmentaire « ( Sahlins 1976 pp 200 -236 cité par Boltanski).

Mais cette approche du don qui implique une réciprocité de l’autre s’écarte du modèle pure de l’Agapè qui n’envisage pas d’attente d’un retour.

Selon Boltanski une « économie » fondée sur l’agapè pure n’est pas tenable, elle relèverait de l’utopie.

Sans doute qu’une version plus large de l’agapè rendrait cette société à construire plus réaliste.

Une vision où coexisteraient  des personnes mues par une agapè tournée vers un autre en particulier, avec des personnes où c’est l’amour de l’Humanité en général qui prime. Ce qui peut se traduire par un investissement dans la cité qui engendre des lois, des institutions ou des politiques générales.

Nous retenons également que les hommes et les femmes  sont ballotés entre des univers différents, celui des grandeurs et celui de l’agapè.

Sachant que le grand retournement, autrement dit le Renouveau, devrait voir un investissement généralisé vers le bien commun  des hommes et des femmes dans les grandeurs et/ ou dans l’agapè.